
Billet d’humeur publié par Xavier Degraux le 19/11/2025, à 16h35
On nous avait promis une « simplification administrative ». On nous avait juré que les droits fondamentaux étaient « intouchables ». On nous avait assuré qu’il ne s’agissait que de « coordonner » et « moderniser » le cadre numérique européen, sa régulation.
Certes, avec son Digital Omnibus, la Commission européenne vient d’annoncer une réduction de la charge administrative, une fluidification de l’innovation et une ouverture de l’accès à davantage de données pour soutenir l’IA… en Europe.
Mais ne soyons pas dupes. Le vernis technocratique ne trompera pas grand monde. Ce qui se joue, ce n’est pas une amélioration du droit, mais ni plus ni moins qu’une capitulation politique, sous pression.
Et cette pression ne vient pas seulement des petites PME européennes épuisées par la paperasse. Elle vient des couloirs de Washington, des bureaux climatisés de la Silicon Valley, et d’un certain Donald Trump qui, depuis son retour, a décidé que toute régulation européenne un tant soit peu protectrice constituait une « attaque contre les entreprises américaines ».
L’Europe face à la stratégie américaine: céder ou subir
Soyons clairs : les Big Tech américaines n’ont jamais digéré le Règlement Général de Protection des Données (RGPD). Elles ont tout tenté pour en limiter la portée. Elles ont perdu au tribunal. Elles ont été freinées dans leurs déploiements IA en Europe. Et aujourd’hui, grâce au Digital Omnibus, voilà tout à coup qu’un boulevard s’ouvre à elles.
Depuis des mois, Mark Zuckerberg (Meta) et le vice-président US J.D. Vance dénoncent la « censure européenne », accusant Bruxelles de brider la liberté d’expression et d’étouffer l’innovation. Trump, lui, a brandi la menace de tarifs douaniers punitifs, d’un nouveau bras de fer commercial, si l’Europe persistait à réglementer ses champions technologiques.
Il n’a pas fallu longtemps pour que certains commissaires saisissent le message. Et le calendrier n’a rien d’un hasard : voilà que dans la foulée, la Commission propose de repousser les obligations de l’AI Act, d’ouvrir des exceptions majeures dans le RGPD et d’offrir à l’industrie de l’IA une flexibilité inédite pour « former leurs modèles ». Comprenez « aspirer nos données » (ce qu’elles ont déjà commencé à faire).
Quand l’innovation sert d’alibi à la compromission
On pourrait presque sourire de l’argumentaire officiel (et des titres naïfs de certains journalistes). À écouter la Commission, tout cela est fait à la sauce européenne, c’est-à-dire avec « le plus haut niveau de protection ».
Mais comment qualifier autrement que comme un recul majeur:
- le rétrécissement implicite de ce que sont des données sensibles
- la possibilité accrue d’utiliser des données personnelles (y compris politiquement sensibles) pour entraîner des modèles d’IA
- la redéfinition pratique des données pseudonymisées pour les faire sortir du champ du RGPD
- et cette ouverture, certes « encadrée », à l’accès aux terminaux des utilisateurs pour des finalités de sécurité ou de statistiques
Sous prétexte d’éviter de « freiner l’innovation », on légalise progressivement ce que les Big Tech réclament depuis dix ans : un environnement plus permissif, moins contraignant, plus proche du modèle américain.
Une Europe paniquée, qui confond vitesse et précipitation
La Commission, qui se drape dans le rapport Draghi depuis des mois, se défend en invoquant la compétitivité, l’urgence, le retard technologique.
Mais il est difficile de ne pas voir dans cette réforme une réaction de panique, un virage brutal, sans étude d’impact, sans consultation sérieuse, mené en procédure accélérée.
Les organisations de défense de la vie privée, comme le célèbre Noyb, parlent de « coup porté aux droits fondamentaux ». Plusieurs États membres sonnent l’alarme. Des parlementaires européens dénoncent une tentative de « steamrolling ». Et pendant ce temps, Berlin pousse pour encore plus d’assouplissements, invoquant l’IA comme une technologie miracle justifiant tous les sacrifices règlementaires.
L’Europe risque de perdre sa boussole
L’ironie tragique, c’est que l’Europe ne deviendra pas leader mondial de l’IA en sacrifiant le RGPD.
D’une part, parce que les Big Tech US n’attendent qu’un allègement pour déployer massivement leurs modèles en Europe, consolidant ainsi leur domination.
D’autre part, parce que la puissance numérique ne se construit pas en renonçant à ses principes, mais en investissant massivement, en développant ses propres technologies, en assumant une vision.
Le RGPD n’était pas un handicap : c’était un atout stratégique, un modèle exporté dans le monde entier. Le détricoter aujourd’hui, c’est envoyer au reste du monde un message clair: nous ne croyons plus en notre propre récit.
La question qui fâche
Au final, une seule question fondamentale demeure.
Souhaitons-nous une Europe numérique compétitive parce qu’elle a baissé ses standards, ou compétitive parce qu’elle a su prouver que l’innovation peut prospérer sans sacrifier les droits fondamentaux ?
Car si l’innovation est essentielle, elle ne devrait jamais être une excuse pour autoriser ce que les citoyens refusent, pour diluer ce qui protège, pour offrir à l’IA un accès accru à nos vies privées au moment même où elle en menace les équilibres démocratiques.
Le Digital Omnibus aurait pu être une opportunité. Si la Commission européenne est suivie par le Parlement et le Conseil, Il risque d’être, au contraire, le premier acte du renoncement européen.
Xavier Degraux, Consultant et formateur en marketing digital et réseaux sociaux (LinkedIn en tête), augmenté par l’IA et les data

