
Le "Digital Services Act" (DSA), ce règlement européen ambitieux qui devait nous offrir un web plus sûr, plus transparent et mieux régulé, a-t-il accouché d'une souris en Belgique ? Je le crains...
Entré partiellement en vigueur le 25 août 2023 et complètement le 17 février 2024,
le "Digital Services Act" (DSA) devait imposer, aux plus grandes plateformes numériques actives en Europe (Meta, TikTok, Google, Amazon, PornHub...), une régulation des contenus en ligne pionnière au niveau mondial. Rien que ça.
À l'époque, pour promouvoir "son" DSA, Thierry Breton, alors commissaire européen au marché intérieur, martelait l'importance de ce dispositif pour lutter contre la haine en ligne et garantir la sécurité des citoyens. "Tout ce qui est illégal hors ligne est illégal en ligne", résumait-il lors de ses interviews.
L'objectif principal était d'éliminer les pratiques non transparentes et de retirer les contenus illégaux des réseaux sociaux, moteurs de recherche et autres sites majeurs.
Près de deux années plus tard, où en est-on ?
Près de deux ans plus tard, force est de constater qu'aucune sanction n'est encore tombée dans le cadre du DSA pour les plateformes qui comptent plus de 45 millions d'utilisateurs en Europe. Malgré des évidences, comme la transformation de X en arme idéologique, y compris en Europe, et son incapacité (ou son absence de volonté) à modérer les contenus illégaux qu'il héberge... et viralise.
Oui, il y a des mises en garde, des enquêtes préliminaires, des approfondissements d'enquêtes, des invitations à répondre à certaines questions, des accusations préliminaires ou des mesures techniques temporaires. Mais rien de plus à ce stade.
Entretemps, les contenus problématiques et les mesures polémiques se sont multipliées. Les plateformes US ont prêté allégeance à Trump. Et l'administration Trump multiplie les attaques contre l'arsenal régulatoire européen.
Le DSA en Belgique...
Voilà pour le niveau européen.
Mais comme le DSA s'appuie aussi sur les Etats, essentiellement pour réguler les plateformes qui comptent moins de 45 millions d'utilisateurs en Europe, quelle est la situation au seul niveau belge ? Est-elle (encore) pire ?
On peut au moins se poser légitimement la question, en cette fin mai 2025, à la lecture du premier rapport annuel que vient de publier notre pays (une obligation européenne), et que je relaie ici.
C’est que les éléments principaux contenus dans ce rapport de 40 pages ne sont pas vraiment rassurants…
Beaucoup de réunions, peu de plaintes… et encore moins d’enquêtes
Le rapport, publié par l’l’Institut Belge des services Postaux et des Télécommunications (IBPT) en collaboration avec le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), le Vlaamse Raad voor Media (VRM) et le Medienrat (Communauté germanophone) , est richement documenté, institutionnellement calibré… et, pour dire les choses très poliment. factuellement modeste.
En 2024, l’IBPT a reçu 31 signalements au total : 28 ont été jugés irrecevables, 3 ont été considérés comme recevables et traités en Belgique.
En parallèle, 7 plaintes supplémentaires ont été transmises à d’autres coordinateurs européens (notamment en Irlande et en Estonie), car les plateformes visées ne relevaient pas de la compétence belge.
On notera aussi qu'avant même sa désignation officielle comme "Digital Services Coordinator" (DSC), l’IBPT est intervenu dans deux affaires Telegram transmises par d’autres pays membres : l’une depuis les Pays-Bas (listes sexuelles visant des étudiantes belges), l’autre depuis l’Estonie (diffusion de chaînes russes interdites).

Côté francophone, le CSA a reçu une seule plainte, visant Wikipédia (retrait de contenu), mais ne l’a pas instruite, estimant que le dossier manquait de fondement après échange avec l’IBPT.
Le VRM et le Medienrat n'ont pas reçu de plaintes recevables non plus.
Un millefeuille

Il faut dire que si la Belgique aime la complexité, le DSA lui a offert un terrain de jeu idéal : quatre autorités compétentes, une désignation officielle de l’IBPT comme DSC national entrée en vigueur... le 9 janvier 2025 (!).
À cause de ce nouveau millefeuille, des plaintes sont tombées dans le vide, des notifications n'ont pas été correctement transmises, et des plateformes ont eu tout le loisir de profiter du flou pour temporiser.
En parallèle, aucune des autorités belges n’a reçu d’injonction émise par une juridiction nationale — malgré les nombreux échanges organisés avec les acteurs judiciaires pour les sensibiliser au dispositif. Le rapport évoque une méconnaissance des procédures, une absence de méthode harmonisée, et même un certain manque d’intérêt perçu de la part des autorités belges à transmettre leurs injonctions via le coordinateur (IBPT).
Autrement dit, le système fonctionne surtout... à vide. Les dispositifs sont en place, les rôles sont attribués, mais les rouages restent grippés.
Zéro certification, zéro chercheur, zéro organe extrajudiciaire
Le DSA prévoyait la mise en place de trois dispositifs essentiels pour garantir une régulation efficace et "distribuée" :
- des signaleurs de confiance ("trusted flaggers")
- des chercheurs agréés, pour accéder aux données des plateformes
- et des organes de règlement extrajudiciaire des litiges, pour offrir aux utilisateurs des voies alternatives à la justice classique
Ces outils devaient permettre de désengorger les régulateurs, de faciliter les recours des citoyens et de favoriser les audits indépendants du fonctionnement des grandes plateformes.
Soyons clair : en Belgique, aucun de ces mécanismes n’a vu le jour en 2024.
Aucun signaleur de confiance
Aucun acteur belge (association, ONG, organisme sectoriel...) n’a encore été reconnu comme signaleur de confiance.
Certaines entités auraient manifesté un intérêt, mais sans pouvoir déposer un dossier complet.
Et pour cause : les lignes directrices officielles de la Commission européenne, nécessaires pour encadrer cette procédure, ne sont attendues qu’au second trimestre 2025.
En attendant, l’IBPT indique avoir organisé plusieurs réunions d’information, partagé des supports, mais aucune candidature n’a pu être formellement instruite.
Aucun chercheur agréé
Même blocage pour les chercheurs.
Le DSA leur permet, en théorie, d’accéder à des données structurées (algorithmes, décisions de modération, ciblage publicitaire) pour mener des études indépendantes sur les effets des plateformes.
Mais là encore, aucune procédure d’agrément n’est opérationnelle en Belgique.
Aucun chercheur n’a été certifié en 2024, et l’IBPT n’a pas encore publié de critères ni de formulaire de demande. Résultat : aucun accès n’a été accordé, aucune étude n’a été facilitée par ce biais.
Aucun organe extrajudiciaire reconnu
Enfin, aucun organe indépendant de médiation ou d’arbitrage n’a été reconnu en 2024 pour traiter les litiges entre utilisateurs et plateformes, bien que ce soit un pilier central du DSA.
L’IBPT précise avoir mené quelques consultations exploratoires avec la société civile, sans qu’aucun organisme ne se déclare officiellement candidat à la certification.
Les critères européens définitifs seraient eux aussi en attente, ce qui retarderait toute désignation.

Une participation européenne active... sur le papier
Le rapport souligne la participation active des autorités belges à plusieurs groupes de travail européens organisés par la Commission européenne ou les autres États membres : notamment ceux consacrés à la désinformation, à la protection des mineurs, aux injonctions transfrontalières, ou encore à l’élaboration de critères pour les "trusted flaggers" et organes extrajudiciaires.
Les régulateurs belges ont également contribué à plusieurs exercices européens de simulation sur la désinformation ou la modération de contenu en contexte électoral.
Mais derrière cette présence institutionnelle, le retour concret pour les utilisateurs, les ONG, les journalistes ou les chercheurs belges reste quasi nul :
- Aucune action proactive de désinformation coordonnée n’a été lancée à l’échelle nationale
- Aucune mesure ciblée sur les plateformes actives auprès des mineurs n’a été prise localement
- Et aucune mise en œuvre nationale des outils d’échange d’injonctions n’est encore opérationnelle, faute d’automatisation du système
La suite : davantage qu'une usine à gaz ?
L’année 2025 devrait théoriquement marquer le véritable lancement opérationnel du DSA en Belgique.
C’est en tout cas ce que laissent espérer les signaux institutionnels : l’IBPT est enfin entré en fonction en tant que "Digital Services Coordinator", les décrets d’exécution sont finalisés, et des consultations sont prévues pour définir les procédures de certification des signaleurs de confiance, chercheurs et organes extrajudiciaires.
Des coopérations renforcées avec la justice, les universités, les ONG et les intermédiaires techniques sont également évoquées, notamment pour faciliter l’identification des contenus illégaux, structurer les échanges transfrontaliers, et accélérer le traitement des plaintes.
En 2025, "une forte progression du nombre de procédures est attendue", conclut le rapport.
Reste que pour l'instant, le DSA, en Belgique, est une usine à gaz en phase de rodage : suradministrée, sous-utilisée, et encore incapable d’offrir aux citoyen.ne.s les garanties concrètes qu’elle promettait.