TikTok US : Mes 7 réflexions à chaud sur le « deal » de Trump

C’est (presque) fait. Nous sommes le 19 décembre 2025 et l’un des feuilletons géopolitiques les pluss longs de la Tech touche à sa fin. Selon des scoops concordants d’Axios et de l’AFP basés sur un mémo interne, TikTok a signé l’accord qui lui évite in extremis le bannissement du territoire américain. Cela m’inspire 7 réflexions.

En septembre dernier, je vous décrivais ici-même les contours d’un montage financier hybride qui se dessinait en coulisses. Le scénario est désormais confirmé : une nouvelle entité, « TikTok USDS Joint Venture LLC », voit le jour. Elle sera contrôlée à 45% par un consortium mené par Oracle, Silver Lake et le fonds émirati MGX. Toujours d’après Axios et l’AFP, la maison-mère chinoise, ByteDance, passe symboliquement sous la barre des 20%.

Ce que cela m’inspire « à chaud », comme vient de me le demander un journaliste ?

Voici mes 7 premières réflexions.

1. La « lobotomie » algorithmique (Le grand Fork)

C’est le point le plus technique et le plus inquiétant du mémo révélé par Axios. Il ne s’agit pas simplement de changer de propriétaire, mais de « ré-entraîner l’algorithme de recommandation sur les données des utilisateurs américains ».

Concrètement ? C’est une rupture technologique majeure. Jusqu’ici, la force de frappe de TikTok résidait dans son « cerveau global » : une micro-tendance détectée à Séoul ou à Bruxelles pouvait être propulsée instantanément à New York.

Si l’algorithme US est coupé de cette base de données mondiale pour des raisons de sécurité (« sanitary cordon »), nous assistons à la naissance d’un « Fork ». TikTok US devient une île. La viralité mondiale synchronisée, telle que nous la connaissions, est peut-être morte.

Pour les créateurs et les marques, c’est potentiellement la fin du « reach » organique global gratuit.

2. Le casse du siècle à 14 milliards USD

Le chiffre a de quoi donner le vertige… par sa faiblesse. Le deal valoriserait la nouvelle entité TikTok US autour de 14 milliards USD.

Pour rappel, la branche américaine était estimée par les analystes entre 50 et 100 milliards il y a encore deux ans.

Sous couvert de sécurité nationale, l’administration américaine (pour ne pas dire Trump) a réussi un tour de force : forcer une puissance étrangère à céder un précieux actif à un prix bradé (« fire sale ») à des acteurs locaux « de confiance ». C’est, pour moi, une forme d’expropriation géopolitique, mal déguisée en transaction commerciale. C’est du protectionnisme brutal.

3. L’Europe, dindon de la farce numérique ?

C’est l’angle qui nous concerne directement, nous, Belges et Européens. Pendant que Washington sort le bazooka (cession forcée, code audité, serveurs isolés), l’Europe continue de miser, concernant TikTok, sur le « Project Clover » (stockage des données en Irlande/Norvège) et la conformité au DSA.

Le paradoxe est cinglant : dès janvier 2026, les données des adolescents américains seront techniquement mieux « isolées » de Pékin que celles des adolescents européens.

L’Europe risque de devenir le « ventre mou » de la surveillance occidentale, coincée entre un TikTok US transformé en forteresse et un TikTok Global toujours suspecté d’être sous influence. La pression sur la Commission européenne pour durcir le ton va-t-elle s’accroître ? Jusqu’à devenir intenable ?

Quant aux annonceurs, devront-ils gérer deux plateformes distinctes ?

4. La schizophrénie Ad-Tech

Le diable se cache dans les détails opérationnels. Le mémo précise que la nouvelle joint-venture américaine contrôlera l’algorithme, la sécurité et la modération. Mais… ByteDance conservera la gestion de « l’interopérabilité produit » et des activités commerciales (publicité, e-commerce).

C’est une hérésie dans le monde de l’AdTech. La performance publicitaire repose sur une boucle de rétroaction intime entre le contenu consommé et la pub servie.

Ici, on crée un mur : Oracle tient le volant (le flux vidéo), mais ByteDance appuie sur les pédales (la monétisation), sans avoir un accès complet aux données comportementales « sales ».

Risque immédiat : une dégradation du ciblage publicitaire et, in fine, du ROI pour les annonceurs.

5. Oracle vs Le « Cool » : le choc des cultures

On confie les clés de la plateforme la plus créative, chaotique et jeune du monde à… Oracle.

Soyons clairs : Oracle est une entreprise remarquable de « costards-cravates », spécialiste des bases de données B2B, réputée pour sa culture d’entreprise rigide et ses audits de licences agressifs. Larry Ellison, son patron, très proche de Trump, a 81 ans.

C’est l’anti-thèse absolue de la culture TikTok. L’histoire du web social est jonchée de cadavres d’apps « cools » rachetées par des corporations grises (souvenez-vous de MySpace racheté par News Corp ou de Tumblr par Yahoo). TikTok USDS risque-t-il de mourir non pas d’une interdiction, mais d’une asphyxie « bureaucratique » ? Si chaque mise à jour de filtre doit être validée par un comité de sécurité Oracle, l’app sera « has been » dans 6 mois.

6. L’or noir caché : l’entraînement des IA

Pourquoi le fonds émirati MGX (spécialisé dans l’IA) et Oracle s’invitent-ils à la table ? Ce n’est pas (que) pour vendre de la pub.

TikTok est la plus grande base de données vidéo annotée de l’histoire de l’humanité. C’est le carburant ultime pour entraîner les IA génératives vidéo (type Sora 2 ou Runway) et les modèles de comportement humain.

En récupérant le contrôle des données US, le consortium met potentiellement la main sur une mine d’or pour entraîner ses propres modèles, transformant les 170 millions d’utilisateurs américains en « annotateurs » gratuits pour les IA de demain. C’est peut-être là que réside la vraie valeur du deal à long terme.

7. La jurisprudence Temu & Shein

Si Washington a réussi à tordre le bras de ByteDance, la porte est ouverte pour tous les autres. Ce deal crée une jurisprudence commerciale.

Les prochains sur la liste sont logiquement Temu et Shein, qui bouleversent le retail américain. Le message envoyé au monde est clair : si vous réussissez trop bien aux USA en tant qu’acteur étranger (« Foreign Adversary »), vous devrez céder 50% de votre entreprise à des fonds américains pour continuer à opérer. C’est la fin officielle de l’internet ouvert et globalisé.

Xavier Degraux

Vous pourriez aussi aimer
Aller au contenu principal