
Après avoir regardé de près les données, les usages réels des jeunes et les limites techniques du modèle australien, je suis convaincu d’une chose : interdire les réseaux sociaux jusqu’à 15 ou 16 ans rassurerait certains adultes/politiques… mais n’éduquerait pas les jeunes et ne transformerait pas les plateformes.
L’Australie a choisi d’avancer la première (parmi les pays occidentaux), en imposant dès le 10 décembre 2025 un bannissement strict de Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat, X, YouTube, Reddit, Twitch et Kick pour tous les mineurs de moins de 16 ans.

La Nouvelle-Zélande veut suivre. Le Danemark aussi. Le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie et Singapour ont exprimé leur volonté de durcir fortement les limites d’âge et les contrôles autour des réseaux sociaux pour les mineurs.
Et en Europe, on essaie de s’entendre… Alors que plusieurs pays européens, dont la France, l’Espagne et la Belgique, souhaitent une interdiction pure et simple des réseaux sociaux en-dessous de 15 ans, le Parlement européen propose désormais une majorité numérique harmonisée à 16 ans… avec consentement parental entre 13 et 16 ans.

Le laboratoire australien : un tournant radical, instructif… et déjà contourné
Tous les regards sont donc tournés vers l’Australie et vers son Online Safety Amendment Act (Social Media Minimum Age) de 2024, entièrement orientée vers l’interdiction, qui impose aux plateformes de purger leurs comptes et de bloquer tout accès aux mineurs.
Je veux être clair. Ce choix radical repose sur une inquiétude réelle : explosion du cyberharcèlement, dégradation de la santé mentale, exposition à la haine et aux contenus toxiques. Je ne minimise pas ces risques – je les constate aussi au quotidien.
Mais les premiers signaux montrent déjà les limites d’un bannissement pur :
- migration massive des adolescents vers des plateformes “exemptées” ou moins régulées
- explosion de l’usage des VPN
- déguisements pour tromper les IA
- recours en justice
- …

En réalité, ce que les Australiens découvrent aujourd’hui, nous le savons depuis des années :
- Interdire une pratique sans transformer l’environnement numérique ne fait que la déplacer ailleurs, souvent dans des espaces encore moins sécurisés.
- Quand un ado a le sentiment qu’on lui retire une liberté, il est souvent tenté de la reconquérir (effet de « réactance »). Plus on répète “tu n’as pas le droit d’être sur TikTok”, plus on risque de transformer ce réseau en « fruit défendu ».
Ce que disent vraiment les données sur la santé mentale : des risques sérieux, mais aucune preuve qu’une interdiction totale soit la solution
Les grandes enquêtes internationales – y compris celles de l’OMS (dont celle de référence signée HBSC) – montrent une hausse préoccupante de l’usage problématique des réseaux, corrélée à l’anxiété, aux troubles dépressifs et aux difficultés de sommeil.
Mais les études sérieuses disent aussi autre chose : il n’existe pas, à ce jour, de lien de causalité direct prouvé entre réseaux sociaux et dépression des adolescents.
Le Conseil supérieur de l’Éducation aux médias en Belgique (CSEM) le rappelle très clairement : les réseaux ne sont pas la cause en soi, mais plutôt des amplificateurs de fragilités préexistantes.
Là où la science est beaucoup plus nette, c’est sur un point précis : réduire l’usage le soir améliore le sommeil et les performances scolaires.
Autrement dit, les solutions ciblées fonctionnent mieux que les interdictions générales.
Le vrai chantier n’est pas l’âge, mais les algorithmes
Contrairement à l’Australie, l’Union européenne mise moins sur une interdiction frontale que sur la transformation du modèle technique et économique des plateformes, sur ce qui cause vraiment les dommages :
- dark patterns
- scroll infini
- autoplay
- recommandation algorithmique basée uniquement sur l’engagement
- contenus viraux toxiques
- modalités addictives
- absence de filtres adaptés aux mineurs
Le Digital Services Act (DSA) donne déjà à la Commission des leviers puissants pour obliger Snapchat, YouTube, TikTok et consorts à revoir leurs pratiques.
Un approfondissement technico-juridique est sans doute nécessaire. Mais le chantier européen est clair : sécuriser l’environnement numérique avant de décider qui peut y entrer.
C’est plus lent, plus complexe… mais aussi plus durable et plus protecteur.
La Belgique : entre zigzag politique et consensus des experts
On verra si la voie européenne, « minimaliste », conviendra aux 27. Ou si certains Etats iront plus vite, plus loin, plus fort…
En Belgique, où la règle de base reste celle du RGPD (pas en-dessous de 13 ans, sauf avec consentement parental), le discours politique reste très divisé… alors même que les experts, eux, sont presque tous d’accord.
La tentation d’interdire strictement jusqu’à 15 ans existe toujours chez certains politiques, en particulier Vanessa Matz (Les engagés), en charge du numérique au gouvernement fédéral, et Jacqueline Galant (MR), Ministre des médias en Fédération Wallonie Bruxelles, où l’usage récréatif du smartphone est interdit dans toutes les écoles depuis la rentrée 2025, de la maternelle au secondaire.
L’été dernier, toutes deux ont évoqué la nécessité d’un cadre européen commun. Mais quelques semaines plus tard, lorsque 25 États de l’UE ont signé la Déclaration de Jutland pour renforcer la protection des mineurs en ligne (âge minimum, vérification d’âge, lutte contre les designs addictifs…), la Belgique, elle, s’est abstenue.
On craindrait, du seul côté flamand, où plus de 500 médecins ont signé une lettre ouverte alertant sur les effets du “trop d’écrans / réseaux sociaux” (sommeil, anxiété, concentration, etc.), des systèmes de vérification d’âge trop intrusifs…
Quoi qu’il en soit, les experts belges, eux, sont quasi unanimes : interdire ne règlera rien.
Tous défendent la même position : une interdiction crée un faux sentiment de sécurité, renforce la clandestinité, détériore le dialogue éducatif… et laisse intact le problème central : les plateformes elles-mêmes.
Child Focus le dit très bien : interdire, c’est punir les victimes plutôt que s’attaquer aux causes structurelles.
Mediawijs est encore plus direct. Interdire ? Ni réaliste, ni efficace, ni juste.
Je partage complètement leurs points de vue.
D’autant que les usages réels des jeunes belges confirment que nous sommes très loin d’une déconnexion volontaire ou massive : TikTok, Instagram et Snapchat dominent largement les pratiques. Et surtout, la majorité des jeunes s’informent désormais via les réseaux sociaux, avant les médias traditionnels.
Les exclure d’office, c’est les couper d’un pan entier de la vie publique. C’est aussi faire fi des bénéfices des réseaux sociaux à un âge clé.
Parce qu’on réduit souvent les réseaux sociaux à leurs risques, mais les données montrent une image plus nuancée. La plupart des ados disent qu’ils y trouvent d’abord du lien social, du soutien, un espace pour s’exprimer et créer. Et pour les jeunes les plus isolés (LGBTQ+, minorités, ados en souffrance…), les réseaux peuvent même être un filet de sécurité et un lieu d’affirmation identitaire.

Le vrai problème n’est pas l’accès des jeunes
Les plateformes ne sont pas dangereuses parce que les jeunes les utilisent. Elles sont dangereuses parce qu’elles sont conçues pour maximiser le temps de cerveau disponible, souvent au détriment de la santé mentale.
TikTok, par exemple, est aujourd’hui l’illustration parfaite d’un algorithme capable d’enfermer les adolescents dans des spirales anxiogènes ou autodestructrices, comme l’a démontré Amnesty International.
Je l’ai expliqué récemment à un journaliste qui me demandait de réagir à cette étude : nous avons en Europe la version la plus « débilisante » de TikTok, loin du modèle chinois Douyin, qui impose des limites de temps, des contenus éducatifs et une modération stricte.
Le cœur du problème n’est donc pas l’âge d’accès. Le cœur du problème, ce sont les algorithmes de recommandation et les architectures addictives, ainsi que les bien trop faibles moyens budgétaires alloués à l’éducation aux médias sociaux.
Si on n’interdit pas, qu’est-ce qu’on fait alors ?
Je dirais donc, si on veut vraiment protéger les jeunes, qu’il y a 4 leviers plus utiles qu’une interdiction totale :
- Limiter les fonctionnalités addictives pour les mineurs (temps de visionnage maximal par défaut, désactivation de l’autoplay et du scroll infini pour les comptes mineurs…)
- Imposer des algorithmes « sûrs par défaut » pour les moins de 16 ans, avec moins de recommandations purement basées sur l’engagement
- Renforcer massivement l’éducation aux médias dans les écoles, avec l’aide de Child Focus, Mediawijs, Betternet…
- Accompagner les parents au lieu de les culpabiliser, avec des guides pratiques (comment parler des réseaux, comment fixer des règles réalistes à la maison…)
Xavier Degraux, Consultant et formateur en marketing digital et réseaux sociaux (LinkedIn en tête), augmenté par l’IA et les data

