Harcèlement des femmes journalistes sur les réseaux sociaux : formons-nous !

« Don’t feed the troll ! »… C’est le conseil que l’on entend le plus souvent quand il s’agit de contrer le cyber-harcèlement. Parfois, c’est même le seul… Sauf que le harcèlement en ligne des femmes journalistes, ces « doubles cibles », est particulier. Et que les former à tout l’arsenal des mesures possibles, des plus préventives aux plus offensives, ne suffira pas ! Médias, politique, police, justice, psys, nous devons tou.te.s nous former. Individuellement et collectivement.

« Le cyber-harcèlement, c’est vraiment nul »… La Reine Mathilde, qui concluait par ces mots une royale intervention en février 2018, n’avait évidemment pas tort sur le fond. Mais concrètement, comment lutter contre les nombreuses formes de harcèlement en ligne (insultes, discours haineux, trolling, intimidation et menaces,  imposture, doxing, revenge porn, harcèlement sexuel, hacking…) ?

Je ne suis pas Roi, politicien, juriste, psy, sociologue, policier, juge, rédac’chef, directeur de l’info… Sur les réseaux sociaux, je ne suis ni « troll » ni « hater » repenti. Et je n’ai jamais reçu de photo de zigounette en message privé. Je suis un homme sis de 44 ans, blanc, hétéro, père de famille, qui n’a jamais été cyberharcelé jusqu’ici.

Sans réfléchir, j’ai pourtant accepté d’intervenir lors du colloque « Les réseaux sociaux, une arme contre les femmes journalistes ? » qui était organisé le lundi 25 novembre 2019, au Press Club de Bruxelles, par la RTBf, en partenariat avec la FWB, l’AJP, la FEJ et la FIJ. Comme une évidence. Parce que j’ai été journaliste pendant 10 ans et que j’ai vu naître le problème. Parce que je suis formateur et consultant en réseaux sociaux depuis une petite décennie et que j’ai assisté, trop souvent passivement, j’avoue, au développement du fléau.

Alors, comment (ré)agir ?

Pour les cyber-harceleurs (le masculin l’emporte largement sur le féminin), les femmes journalistes sont des « doubles cibles ». Parce qu’elles sont journalistes ET parce qu’elles sont femmes. Parce qu’elles devraient se taire, tenir leur rang.

Dans la réalité, l’adage « Don’t feed the trolls » atteint très vite ses limites. Ignorer certains commentaires ou messages privés en suivant une grille de lecture plus ou moins personnelle, selon son propre « arbre décisionnel à trolls », est souvent insuffisant. Le harcèlement des femmes journalistes s’arrête rarement aux commentaires sous un article, à un ou deux messages privés qui seraient d’emblée explicites.

Alors, comment (ré)agir ? Outre les ressources et procédures spécifiquement mises en place par Twitter, Facebook ou Instagram (davantage pour se protéger juridiquement et politiquement que pour être efficaces ?), il y a de nombreuses possibilités d’agir, des plus préventives aux plus offensives, auxquelles on peut se former… et que l’on peut tenter de lister.

Avant même de commencer à monitorer son empreinte numérique, il est nécessaire de la vérifier et de la cadrer , il est possible de :

  • choisir ses canaux de veille et ses canaux de visibilité
  • Nettoyer son passé numérique (coordonnées, photos persos…)
  • Modifier ses mots de passe
  • Crypter ses messages, ses appels (vidéo), ses chats
  • Utiliser un VPN
  • Paramétrer ses comptes sociaux (empêcher d’être tagué.e, de vous envoyer des messages privés si non membres de votre réseau…)
  • Blacklister des mots-clés
  • Influencer les algorithmes positivement, éditorialement
  • Utiliser les filtres avancés de qualité, les listes…
  • Choisir et/ou stopper (temporairement) ses notifications

Ensuite, tout en surveillant les « conversations » et en documentant les messages inappropriés (importance des captures d’écran), on peut adopter quelques tactiques de community management. Et, au cas par cas :

  • Contre-argumenter 
  • Nommer / Focaliser (« name and shame », disent les Anglo-saxons)
  • Amplifier en recherchant du soutien / Médiatiser (quid d’un effet boule de neige ?)
  • Isoler / Noyer

Et bien sûr, il faut utiliser les fonctionnalités avancées des réseaux sociaux :

  • Signaler un message, un commentaire, un statut ou un utilisateur
  • Masquer ou mettre en silencieux, un profil, un commentaire
  • Supprimer
  • Bloquer un compte
  • … (volontiers vos autres techniques en commentaires)

Cela n’empêche évidemment pas de porter plainte. Mais force est de constater que les réseaux sociaux sont des armes contre les femmes journalistes ET des armes POUR les femmes journalistes. À condition de s’y former… et de rester dans une dynamique d’apprentissage perpétuel ! C’est que, tout comme les haters et les trolls se « professionnalisent », notamment en s’appuyant sur des bots, les plateformes évoluent, elles aussi.

Contagion émotionnelle

Sur Facebook, par exemple, l’algorithme qui régit le fil d’actualités favorise depuis près de deux ans la viralisation des contenus et de commentaires pondus par des profils (et non des plus des pages, pas même des pages gérées par des médias diffusant des contenus jugés fiables), y compris dans les groupes privés.

L’amplification de visibilité est encore plus importante pour les statuts réservés aux « amis » (non publics) qui créent rapidement de l’engagement (clic, like, commentaire, partage). Que la contagion émotionnelle soit liée à des messages et commentaires positifs ou négatifs. Qu’ils ciblent des femmes journalistes ou pas.

Vers des messageries cryptées ?

Le prochain grand virage des réseaux sociaux pose au moins autant de questions au regard des enjeux sanitaires. Depuis l’affaire Cambridge Analytica, le groupe dirigé par Mark Zuckerberg, qui aimerait contrer la montée en puissance de la concurrence « éthique » et se refaire une virginité sur le terrain de la vie privée au passage, rêve de nous faire basculer vers ses messageries instantanées (Messenger, WhatsApp).

Son intention, affichée clairement depuis mars, est d’enrichir ces messageries… et de les crypter de bout en bout (aujourd’hui c’est une option pour les simples messages entre comptes Whatsapp). Autrement dit : seuls l’émetteur et le récepteur pourraient voir le message. Et encore, uniquement sur certains terminaux, pour une période prédéterminée.

Conséquences désastreuses sur le cyber-harcèlement

Finito le (peu de) contrôle social. Finito la modération manuelle de Facebook, incohérente et inadaptée à la taille du réseau de toute façon. Et même finito la détection automatique des messages d’intimidation et de harcèlement, déjà estimée par Facebook (!) à un très faible score de 16% (contre 99,5% des contenus liés au terrorisme et 98,5% des faux comptes).

Les dés ne sont pas encore jetés. Certains pays, dont celui dirigé par le Twittos le plus célèbre, ont demandé à Facebook de faire demi-tour, « pour des raisons de sécurité publique ». Mais le leader incontesté des réseaux sociaux résiste, en assurant qu’il est désormais capable de détecter des prédateurs sexuels, par exemple, sans forcément « scanner » le contenu de leurs messages, grâce à des « signaux faibles » comme la fréquence des conversations, un écart d’âge trop important entre deux utilisateurs ou une photo de profil « suspecte ».

Des signaux aussi faibles que flous ? Aucun « détail » n’a été rendu public à ce stade. Circulez, il n’y a(ura) rien à voir…

Sortir de l’impasse

« Les yeux rouges », Myriam Leroy

On le comprend bien, notamment en écoutant le témoignage de femmes journalistes harcelées en ligne, ou en lisant « Les yeux rouges », de Myriam Leroy : actuellement, les victimes se sentent seules.

Seules face à leurs collègues journalistes, majoritairement des hommes.
Seules face aux éditeurs de presse qui les emploient ou font appel à leurs services, majoritairement des hommes.
Seules face à la police, qui ne saisit pas souvent le cercle vicieux « femme+notoriété », majoritairement des hommes.
Seules, aussi, face à la justice, et à son rythme tellement éloigné du temps réel des réseaux sociaux. Beaucoup de journalistes harcelées hésitent d’ailleurs à porter plainte, pour éviter l’effet Streisand en attendant l’hypothétique procès.

Elles sont dans une impasse, et nous avec elles parce qu’elles finissent par quitter les réseaux sociaux ou par s’y faire très/trop discrètes, dans un état de santé parfois déplorable…

Formons-nous !

Nous sommes tou.te.s dans une impasse. Et je n’ai pas de solution-miracle pour en sortir. Mais j’ai une intuition : j’ai constaté les acteurs/trices absolument indispensables dans la lutte contre le harcèlement des femmes journalistes (journalistes hommes, responsables des médias, politiques, police, justice…) maîtrisent mal les réseaux sociaux, leurs fonctionnalités, leurs architectures, leurs valeurs, leurs failles, leurs modèles économiques, leurs ressources… La plupart ne voient donc pas ce qui relève de leurs responsabilités.

Leur méconnaissance les aveugle. Exactement comme la mienne (et la vôtre ?) par rapport aux dimensions politiques, judiciaires, policières, psychologiques et même médiatiques du fléau. Sans parler de la question du genre, qui me touche beaucoup mais que je maîtrise encore mal.

Ecouter les femmes journalistes victimes de cyber-harcèlement ne suffira pas. Leur donner la parole dans les médias non plus. Pas plus que les former, elles et uniquement elles, à des outils qui ne pourront jamais être parfaitement safe.

Mais nous sommes bientôt en 2020. Nous devrions être capables de nous former tou.te.s… et de former un réseau d’expert.e.s techniques, psychologiques, juridiques, économiques, politiques et médiatiques pour sensibiliser et passer à l’action. Notre crédibilité individuelle et collective en dépend.

Xavier Degraux

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